...

      « Il faisait à peine jour lorsqu'ils sortirent de la marina. À l'ouest, on commençait à distinguer l'océan du ciel bleu Klein. À l'est, le sillage d'un avion prenait une teinte rose pâle qui annonçait le soleil levant. Elle se dit qu'il ne réchaufferait pas ses jambes nues avant au moins trois heures, et regretta d'avoir été si optimiste en enfilant son short, une demi-heure plus tôt. Elle s'activa un peu pour se réchauffer, relevant les bouées pare-battage et rangeant les amarres, pendant que Paul manoeuvrait. Puis, debout à la proue les yeux fermés, se tenant d'une main à un hauban, elle écouta les bruits qui se détachaient contre le silence du petit matin: le cliquetis des drisses contre les mats, les grincements sourds du bois qui travaille, le clapotis léger et continu de l'eau contre la coque, le claquement de la voile qui peine à se gonfler, le glissement furtif des écoutes dans les poulies, le bruissement de l'étrave qui fend les vagues. Elle observa la baie devant elle, l'horizon encore sombre, les bateaux endormis et les pontons qui défilaient, presque déserts de si bon matin.
          Les premiers à arriver seraient les « pêcheurs du dimanche » comme on les appelait, qui partiraient relever leurs casiers en trainant derrière eux une ligne dans l'espoir d'attraper quelques maquereaux pour le déjeuner. Ensuite les premiers plaisanciers commenceraient à investir la marina, ceux qui partent pour la journée naviguer autour des Iles Vertes, où jeter l'ancre devant les petites plages sauvages de la Duchesse où il fait bon pique-niquer sur le sable blanc, à l'abri du vent d'est. Vers dix heures, le ponton de l'école de voile serait envahi par des hordes d'enfants en maillots de bain, le nez blanchit par la crème solaire, sanglés dans des gilets de sauvetage d'un rouge fatigué. Bientôt la marina se viderait, et des dizaines de bateaux iraient se mêler dans la baie aux voiles de couleurs vives des optimistes.
Puis, vers midi, des groupes de jeunes gens d'une vingtaine d'années se formeraient devant le du club-house. On commenterait la fête de la veille, on émettrait des prévisions un peu fantaisistes sur la météo du jour, on se lancerait des défis pour la régate de l'après-midi, et puis on irait boire un café au bar, avant de se séparer pour aller gréer son dériveur, son catamaran ou sa planche à voile.
Mais pour l'heure, il n'y avait sur l'eau que quelques goélands, et un homme barbu dans un petit bateau qui préparait ses lignes. En passant à sa hauteur, elle leva la main quelques secondes, et il lui rendit son salut.
         Lorsqu'ils eurent dépassé la pointe rocheuse qui fermait la baie, la brise vint gonfler la voile, et le voilier prit un léger gîte. Elle observa les eaux sombres qui entouraient le bateau. Il ne faisait pas assez jour pour distinguer les formes des rochers en dessous, mais elle savait que l'eau était encore peu profonde à cet endroit, et qu'à midi, quand le soleil transperçait l'eau verte de rayons obliques, on pouvait voir les ondulations du sable, au fond.
Elle rejoignit Paul qui barrait, s'assit à côté de lui et attrapa l'écoute qu'il lui tendait. Elle rentra les mains dans les manches de son vieux sweat rouge, remonta ses jambes contre sa poitrine et les entoura de ses bras pour se réchauffer. Elle posa le menton sur ses genoux et observa le jeune homme à travers sa frange. Il avait penché la tête en arrière pour regarder le mat dont le sommet était à présent doré par les premiers rayons du soleil, les yeux un peu plissés, et il souriait. »

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